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Lire la suitePublié le 29 août 2018
Des linguistes répondent à la Présidente du Conseil Supérieur des Programmes : on ne construit pas une éducation sur l’ignorance et le dogmatisme
La Présidente du Conseil Supérieur des Programmes de l’éducation Nationale, récemment nommée par l’actuel ministre Jean-Michel Blanquer, a donné le 30 juin 2018 une interview à l’hebdomadaire Le Point, disponible en ligne, dont le titre, extrait de ses propos, est significatif : Programmes : « Je ne pense pas que la grammaire soit négociable ».
Voici donc son credo : « la grammaire n’est pas négociable ». Cette affirmation institue un dogme, dépourvu de tout fondement, qui ne relève donc pas de connaissances ni même d’une réflexion ou d’une méthode scientifique, puisque ça ne se discute pas. D’ailleurs, ajoute-t-elle, « Le prédicat n’était qu’un symptôme, celui de la confusion de la linguistique et de la grammaire. Nous avons souhaité parler simplement de ‘’grammaire’’ et restituer au mot son sens : la grammaire n’est pas l’observation réfléchie de la langue, mais sa structure même ». Pour la présidente du CSP, le sens du mot « grammaire » se réduit à celui de prescription normative. Elle ignore ou refuse qu’il désigne aussi non un outil d’analyse, traditionnel ou scientifique, tel qu’on l’a pourtant utilisé depuis des siècles à l’école (l’analyse dite « grammaticale » ou « logique »). Elle ignore et surtout refuse que la grammaire soit l’organisation syntaxique et morphologique effective d’une langue dans ses usages et ses variations, et pas uniquement celle de la variété normative, et que cette organisation grammaticale soit décrite scientifiquement et objectivement par les… sciences du langage, discipline solide d’enseignement supérieur et de recherche scientifique. La présidente du CSP ignore aussi, manifestement, l’histoire de la notion et la notion même de « prédicat », pourtant traditionnelle en grammaire française. Il lui suffirait pourtant d’ouvrir un bon dictionnaire ou d’interroger des linguistes, notamment celles et ceux spécialistes d’enseignement du français, dont on se demande à quoi ils et elles servent, de son point de vue, et, du coup, pourquoi le service public en recrute depuis plus d’un siècle dans les universités, les ESPÉ et au CNRS… On n’est pas étonné que la vice-présidente du CSP, Sylvie Plane, professeure de sciences du langage à la Sorbonne, ait démissionné dès l’arrivée à la présidence du CSP de Souâd Ayada au vu des orientations données par le ministre de l’éducation Nationale pour l’enseignement du français. Elle s’en est expliqué(e) publiquement, dénonçant les positions de la présidente du CSP [1].
Selon elle, les élèves n’ont donc pas à apprendre à réfléchir sur la langue ni les enseignant·e·s à avoir des connaissances scientifiques sur leur objet d’enseignement et encore moins une terminologie rigoureuse : « les élèves apprennent la grammaire pour bien écrire, bien parler et bien utiliser la langue. Ce ne sont pas des ‘’observateurs’’ de la langue, contrairement à ce que laissent croire les programmes actuels. Ce sont des ‘’usagers’’ de la langue, non des linguistes ! Tout comme les professeurs des écoles ne sont pas des théoriciens de la langue… Nous sommes revenus à une grammaire de phrase ‘’classique’’ – au sens de ce qui doit s’enseigner dans les classes ». L’observation dite réfléchie de la langue, présente dans les programmes français depuis de nombreuses décennies, est pourtant traditionnelle mais la présidente du CSP l’ignore sans doute aussi. Cela dit, les sciences du langage, jadis appelées linguistique, ont hélas été trop peu prises en compte par l’éducation nationale. Le socle de l’enseignement du français reste une grammaire traditionnelle préscientifique un peu améliorée. Mais, pour la présidente du CSP, c’est en déjà trop : à l’école, on n’est pas là pour apprendre à observer, à réfléchir, à analyser : on est là pour appliquer, sans comprendre ni réfléchir.
S’ensuivent plusieurs paragraphes où la présidente du CSP enchaine les poncifs, lieux communs, rumeurs tous aussi inexacts les uns que les autres mais utiles pour manipuler l’opinion[2] relevant de cette pseudo-sociolinguistique de comptoir si fréquente dans le discours nationaliste français : « Nivellement de la langue, langage SMS, la destruction de la langue qui est en marche, la sauvegarde de notre langue… ». Au point que, persuadée qu’il y a une variété de français supérieure aux autres, elle croit retourner l’analyse sociopolitique du problème en considérant que tenir compte des changements linguistiques et de l’oral c’est du « mépris de classe » pour les enfants des milieux populaires qu’on priverait ainsi de l’accès à la langue supérieure des classes supérieures.
La présidente du CSP, déjà plusieurs fois prise en flagrant délit de méconnaissance des programmes[3] et vivement contestée[4], reconnait d’ailleurs sans aucune gêne son ignorance de ce dont elle parle ici : elle déclare carrément ne pas savoir ce que signifient des termes comme « prédicat, verbalisation des inférences, enchainements interphrastiques ». Mais elle prend position tout de même. Ignorance rime avec arrogance. Son refus des connaissances scientifiques est confirmé par cette prise de position : « Mon prédécesseur[5] estimait qu’il fallait introduire dans l’enseignement ce qui relève de la recherche (…) Moi, je crois que l’enseignement scolaire doit rester scolaire ». Elle préfère s’appuyer sur « le bon sens » (dit-elle) que sur des connaissances méthodiques et rigoureuses. Nous voici revenus à une école moyenâgeuse, où l’on répète des croyances qu’on pense « de bon sens » sur la langue, comme si, en Sciences de la Vie et de la Terre, on enseignait que la Terre est plate et que le soleil tourne autour ou que l’air et les aliments se mélangent dans le cœur et circulent par les artères.
On n’imaginerait pas que l’enseignement de la géographie, de la physique, de la biologie ou de l’astronomie en soit resté à Ptolémée ou à des mythes religieux. Si on refusait l’enseignement de connaissances astronomiques postérieures à Galilée et Copernic, de connaissances paléontologiques postérieures à Darwin ou Coppens, ou de connaissances physiques postérieures à Newton et Einstein, on crierait au scandale de l’obscurantisme sectaire. Personne n’imagine de remplacer le vocabulaire spécialisé de la géologie ou de la géométrie par des mots ordinaires et leurs méthodes par une simple reproduction de croyances anciennes. Mais la langue française (comme l’Histoire, dont la même présidente du CSP veut faire l’apprentissage d’un roman national) est une religion d’État : on la traite non pas d’un point de vue scientifique et éducatif mais d’un point de vue irrationnel et dogmatique. On érige l’ignorance, la superstition et la soumission en principes de pilotage des programmes éducatifs, ce qui est contraire aux finalités officielles de l’éducation en France. On coupe l’enseignement primaire et secondaire de l’enseignement supérieur, ce qui pose d’ailleurs un problème grave de formation des enseignant·e·s : formé·e·s à l’université, sur des contenus et méthodes scientifiques, ils et elles devraient ensuite apprendre aux élèves, à nos enfants, à gober et imiter sans réfléchir, y compris des âneries.
C’est tout simplement, totalement, affligeant, scandaleux et dangereux. La fonction de présidence du CSP demande des compétences, des connaissances et une capacité d’information sérieuse dont cette interview révèle une absence inquiétante.
Liste des associations et sociétés savantes signataires :
Liste des linguistes signataires :
[1] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/04/11042018Article636590275123867928.aspx
[2] https://aoc.media/opinion/2018/07/11/de-lutilisation-opportuniste-rumeurs-programmes-scolaires/
[3] http://videos.assemblee-nationale.fr/video.5443180_5a68424513250.commission-des-affaires-culturelles–mme-souad-ayada-pdte-du-conseil-superieur-des-programmes-24-janvier-2018
[4] Trois membres du CSP ont vivement réagi à ses propos dans Le Point : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/07/05072018Article636663733456967939.aspx#.W0vHrHGrV3s
[5] Michel Lussault, universitaire, a démissionné face aux prises de position du ministre. La présidente du CSP n’est pas chercheure, ni universitaire : professeure de philosophie dans le secondaire, elle est devenue inspectrice générale de l’éducation nationale. Elle n’a aucune formation en sciences du langage.