Pour en finir avec le latin et le grec (Libé du 9 avril 2015)

Publié le 5 mai 2015

Pour en finir avec le latin et le grec

Pascal ENGEL, Philosophe, directeur d’études à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales (EHESS)

Libération, Société/Tribune, 9 avril 2015

Il faut applaudir des deux mains le projet de suppression de
l’enseignement du latin et du grec dans les lycées et collèges. Ces
langues ont fait assez de mal à des générations d’enfants soumis à la
férule de maîtres imbéciles. Comme disait Leibniz, « Nec proinde
culpandi sunt quod ista sunt prosecuti, sed quod pueros fatigarunt ».
Elles les ont éloignés de la vie réelle. « Non vitae, sed scholae
discimus ». On me dira que la connaissance des humanités contribue à
l’éducation des citoyens. Mais quel rapport entre le monde ancien et
le nôtre ? Ne savons-nous pas que chaque culture a son monde propre,
intraduisible dans un autre ? Qui, à part Paul Veyne, peut encore lire
« l’Enéide » ? Qui de nos jours agirait comme Regulus ou les Gracques ?

Le latin et le grec ne font que renforcer les inégalités sociales et
bloquent l’intégration républicaine. Ils perpétuent des aristocraties
académiques indignes de la démocratie du savoir, et empêchent les
collégiens d’accéder aux matières utiles à la vie comme la conduite
automobile, l’éducation civique et sexuelle. « Litterae non dant
panem ». Ces langues misogynes réduisent la femme à une harpie ou à une
ancillaire. « Kakon anankaoion gunè » ! Et qui, sur Facebook et Twitter
parle latin ? Il n’y a même pas de mot pour désigner Internet en
latin. Même les catholiques n’ont plus la messe en latin. Veut-on
conserver le privilège ultramontain ? Quant au grec, ses locuteurs ne
vont-ils pas sortir de l’Europe, et n’ont-ils d’ailleurs pas abandonné
le grec ancien il y a des siècles ? « Quod periit, periit ! »

Quelques propositions simples permettront d’éradiquer définitivement
le latin et le grec, et de faire des économies. « Nervus gerendarum
rerum pecunia ». La plus simple consistera à supprimer les professeurs
de langues anciennes du secondaire et du supérieur, mais aussi une
bonne partie des archéologues. Cela ne les mettra pas au chômage, car
on leur proposera, comme pour les postiers, de se reconvertir en
moniteurs du permis de conduire. On demandera ensuite à l’Académie de
toiletter la langue française en supprimant toutes les expressions
grecques et latines, telles que « statu quo », « a priori » ou « et cetera »,
puis les mots à racine grecque et latine, comme « abdominal »,
« belliqueux », « anonyme » ou « misanthrope », pour ne garder que ceux qui
viennent du gaulois, de l’arabe ou de l’anglais. On supprimera des
dictionnaires les pages roses, qui ne servent qu’aux pédants. On
demandera à Uderzo d’enlever des albums d’Astérix toutes les allusions
ridicules qu’y glissait Goscinny, telles que « exegi monumentum », « alea
jacta est » ou « acta est fabula ». On se passera des locutions latines
en droit, auxquelles personne ne comprend rien, comme « mens rea » ou
« inter partes ». « Summum jus, summa injuria ! » Par la même occasion, on
débarrassera la médecine de ses noms antiques de maladies, comme le
« lupus », le « tetanos » ou le « delirium tremens », qui nous embrouillent.

« Non barbarus sum. » Je ne demande pas qu’on détruise la Vénus de Milo.
Mais avons-nous vraiment besoin d’appeler nos détergents « Ajax », nos
slips « Athéna » et nos foulards « Hermès » ? Le pédant Guy Debord
n’aurait-il pas pu traduire son titre « In girum imus nocte et
consumimur igni » ? Je ne propose pas qu’on détruise les livres en
latin et en grec, qui peuvent bien rester numérisés. Mais ne gagnerait-
on pas de l’espace en expulsant de nos bibliothèques les « Loeb » et
autres « Budé » qui les encombrent, et en n’imprimant plus les textes
latins de Descartes, Spinoza ou Leibniz ? Ils peuvent bien être « ad
usum delphini ». Cela les rendra moins chers et plus accessibles, et
cela allègera les notes des éditions de Montaigne. Imaginez aussi le
gain de place que feront les musées si les légendes latines des
tableaux et sculptures disparaissaient. On supprimera aussi les
chiffres romains, qui ne servent à rien, et l’alphabet grec, avec ses
Ω et ses ∑ que seuls les mathématiciens utilisent. Par la même
occasion, on rebaptisera le Quartier latin d’un nom plus attrayant,
« Espace de loisirs rive gauche », et j’avance la modeste proposition de
supprimer, également, l’alphabet latin.

On conviendra qu’il serait un peu bête de fermer les sections antiques
de nos musées, ou des sites tels que le pont du Gard, le théâtre
d’Orange ou la Maison carrée de Nîmes, qui rapportent à l’Etat par le
nombre de touristes chinois et japonais qui s’y pressent. On ne
voudrait évidemment pas les voir partir pour Pompéi ou le Parthénon.
Mais on pourrait y installer les Instituts Confucius généreusement
dotés, et y employer les professeurs de latin et de grec comme
gardiens de musée. « Vae victis ». Ceux-ci sont-ils prêts à s’exclamer :
« Caesar non supra grammaticos » ? Nous leur répondons : « Ignoramus et
ignorabimus ».

 

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